Plaisir simple, plaisir sucré
Le 19 décembre 2009, l'aventure commence ! Il trépigne. «Nous avons ouverts la veille de Noël, j'avais trois mois de loyer devant moi. Ça été l'enfer !» Il faut croire que l'enfer est devenu un paradis sucré-salé, puisqu'il fait aujourd'hui partie des meubles dans le quartier South-Granville. Sa clientèle lui est fidèle, nombreuse et plutôt gourmande. Les délices qu'il prépare avec son équipe, sa famille comme il l'appelle, semble avoir eu raison de son côté bourru et franchouillard. Ouvrez la porte et vous découvrirez un endroit sans prétention, accueillant et tranquille où il fait bon grignoter sans modération.
Amoureux du pain, "le Snake" est fait sur commande. Une miche comme dans le temps. Une croûte craquante, une mie tendre et compact, un joyau pour toutes vos envies de sandwichs.
Installés entre la machine à café et les jeux pour enfants, j'ai à peine le temps d'entamer la discussion qu'un espresso fumant et un croissant «pur beurre» me sont servis. Il semblerait que sous sa carapace, je découvre un grand cœur, à moins qu'il n'essaie d'acheter mon enthousiasme !
Après cinq minutes et quelques balbutiements, mon verdict tombe, cet homme est un passionné. «Pour se lever tous les matins à 4h, il faut être passionné. Le bon pain ne se fait pas aux heures de bureaux», sourit-il.
Amoureux des lettres et du bon pain lorsqu'il était collégien, c'est sous les conseils de sa mère qu'il décide de devenir boulanger. Cette passion pour le pain, il l'a eue très jeune. « Un de mes copains de classe était fils de boulanger, autant dire que les effluves du matin me faisaient juste vibrer », se souvient-il avant de préciser : «Attention ! Ce n'est pas pour cela que l'on mangeait "gratos"[1]», s'amuse-t-il.
Dans ses souvenirs, il vagabondait aussi toutes papilles ouvertes dans les coursives de Daloyau, l'un des meilleurs traiteurs parisiens, grâce à un de ces camarades de classe dont le père était concierge de l'établissement.
De Paris à Vancouver
La deuxième fournée de pains aux raisins est prête à cuire. De taille et de poids inégaux, ils sont le résultat d'une fabrication artisanale de grande qualité.
"Kid" de banlieue parisienne, il fait ses classes à l'école culinaire de Courbevoie et ses gammes chez Mr Moraux, un boulanger de quartier qui l'a pris sous son aile lors de son CAP[2]. «J'ai eu beaucoup de chance. Aujourd'hui les apprentis français galèrent pour trouver un patron, c'était le bon vieux temps, le plein emploi !»
Mais la vie apporte son lot d'épreuves : il perd son père alors qu'il n'a que 15 ans. Sa mère espère un nouveau départ, loin de la douleur. Attentive et aventurière, elle a toujours rêvé de partir à l'étranger. «Québec city !» comme il dit, avec son accent à couper au couteau. Ils rejoignent tous les deux la Belle Province alors que sa grande sœur reste en France. «Je ne voulais pas laisser ma mère partir seule. Je l'ai suivi dans cette grande aventure sans jamais le regretter», dit-il avec beaucoup d'amour.
Depuis ce jour il n'a jamais quitté les métiers de bouche. Pâtissier, traiteur, boulanger, pour des épiceries fines ou des grands hôtels, c'est finalement ici, sur la côte ouest qu'il dépose ses valises, sans s'interdire l'opportunité de voir ailleurs. Ancien sportif de haut niveau et chasseur alpin, il a la bougeotte. Père de quatre enfants, marié depuis 17 ans, il a à son actif 19 marathons, dont 14 en dessous de 3h30. De quoi forcer l'admiration !
«Madeleines, croissants, pains, rien ici n'est fait avec de la margarine ou des produits de substitutions, le beurre est notre matière première et c'est essentiel! »
Lorsqu'il évoque sa femme, Erika, il se permet un sourire. «Elle était venue de Mexico pour des vacances, je l'ai vu, lui ai simplement exprimé mon coup de foudre : si un jour tu reviens, je te marie. Elle n'est finalement jamais partie !» Une rare effluve de fierté le submerge.
«Vancouver, c'est tranquille, par contre, quand tu ouvres une boulangerie, dis-toi) que cela ne va pas être simple !» Lorsqu'il a commencé, il n'avait que trois mois de loyer dans les poches et un gros défi à surmonter. « Avant c'était une boulangerie suédoise. Le patron était, paraît-il, souvent mal "poilé". Désagréable avec sa clientèle, il a fait faillite. Son local n'est pas immense, loin de là; son laboratoire à l'arrière, est minuscule, mais il s'en accommode.
«Aujourd'hui si je m'en sors, c'est aussi grâce à la petite surface que l'on a; les prix des baux et les taxes sont tellement exorbitantes qu'il vaut mieux être petits de nos jours.»
Fabrice hésite, pour finalement accepter la pause devant ses quiches Lorraines au goût divin.
Les débuts sont hilarants : «Lorsque de bon matin tes clients te demandent un américano, tu perds patience. Du café avec de l'eau, qu'elle idée !» Aujourd'hui, il accepte d'y gouter de temps à autres pour être certain qu'il a du goût !
Il se rappelle aussi ce printemps où il a décidé d'arrêter les soupes. Un fiasco ! «Ici, à Vancouver, été comme hiver, nos clients veulent des soupes. On s'adapte !» Personnellement, mon odorat est attiré par ces quiches lorraines tout juste sorties du four par Candice, sa serveuse, amusée par les dires de son patron. Lui préfère être à la production, à l'arrière de la boutique, sauf que : «Fabrice, il a toujours un œil partout, il voudrait tout faire», ajoute-t-elle. Sauf les crêpes curieusement : une lubie qu'il a décidé de laisser à d'autres !
Un lieu pour tous
Les fameux canelés de Bordeaux, à Vancouver. Le plaisir n'a pas de frontières !
Pendant notre entrevue, les clients entrent et sortent comme dans un moulin; certains s'installent, d'autres repartent les bras pleins. Tous ont droit au salut du chef. Il connait tout le monde. «Ici ce n'est pas un lieu "fancy"; on ne vole pas les gens. J'essaie de faire mon métier avec amour et certains restent des heures, ils se s’y sentent bien.
Lorsque l'on a une affaire comme celle-là, il faut être humble. J'ai des employés de confiance, une clientèle très fidèle et chaque jour est un défi». Il se remémore ce noël, où il fut victime d'une paralysie de Bell. Un moment difficile. Il croulait sous le travail, son corps a dit stop. Depuis, il essaie de déléguer un peu plus.
Il s'interrompt. En haut de ses vitrines alléchantes trône un grand écran, pas immense mais juste assez pour voir les matchs de hockey ou de foot. C'est l'heure de l’émission Des chiffres et des lettres, une invention française immuable depuis 1965. Ce jeu télévisé montre la face cachée du titi parisien.
"Si je n'en désire qu'une, ce serait celle-ci !" s'exclame Fabrice, avec son sourire jovial.
Fier de son pays, vous ne pourrez pas manquer sa boulangerie. Devant la façade, le drapeau français danse au gré du vent; à l'intérieur, des images de Paris en couleur ou noir et blanc; toutes ont une histoire. Passionné de 2CV Citroën, il me montre avec fierté la photo de celle qu'il aimerait avoir devant son commerce : la limousine Cochonou de la caravane du tour de France !
Son image, il la travaille sûrement un peu. Accueilli avec le short de l'équipe de France, d'une coupe du monde du siècle dernier, il aime discuter, voire surprendre sa clientèle. «J'ai un accent à dormir debout, un humour parfois limite paraît-il, et j'assume mon côté titi parisien.»
Pas "chiant", mais plutôt taquin, d'après une de ses clientes, étonnée de le voir si sérieux lors de notre entretien.
«Si tu veux voir l'équipe de France durant la coupe de monde de foot, enchaîne-t-il, c'est ici que cela se passe. Tout s'arrête lorsque la France joue !», affirme-t-il. Le rendez-vous est pris, sauf qu'avec le décalage horaire, il va falloir se lever tôt... Pour le premier match de la France lors de cette coupe du monde 2018, Fabrice vous accueille à trois heure du matin, le 16 juin !
À peine a-t-on terminé notre entrevue qu'il retourne à son labeur. Les croissants n'attendent pas !
[1]Gratuitement [2]Certificat d'Aptitude Professionnelle